Vous vous rappelez de ces visites dans les musées avec votre vieille prof de Français ? À l’époque, l’examen du triptyque de Bosch semblait moins intéressant que l’étude de votre voisin ou voisine… Et si nous essayions de rattraper notre retard grâce à un focus sur une œuvre pas très sexy au premier abord mais pourtant majeure, « Jeune femme au petit déjeuner » de Liotard.
{Eklektike} : Où peut-on voir cette œuvre actuellement ?
{Alexis Ozouf} : Chez un collectionneur privé ! Toutes les grandes peintures qui jalonnent l’histoire de l’art ne sont pas enfermées dans les salles des musées du monde. Certaines d’entre-elles vivent encore parmi nous et renouent avec leur destination première, l’enrichissement d’une collection particulière. Il faut garder à l’esprit qu’une œuvre d’art n’est pas nécessairement un bien culturel public mais bel et bien un objet unique, de valeur artistique et financière infiniment variable et vouée à l’achat. Cette simple transaction permet à l’artiste de vivre de son art et participe à son rayonnement que ce soit Léonard de Vinci ou Vassily Kandinsky, tous ont travaillé à la commande.
{Eklektike} : Qui vend ce tableau ?
{Alexis Ozouf} : L’une des plus grandes maisons de vente du monde, la société Sotheby’s. Elle est l’actuelle détentrice du record de la plus haute enchère avec cet artiste.
{Eklektike} : Pourquoi sélectionner cette œuvre ?
{Alexis Ozouf} : Pour sa dernière vacation « Tableaux Anciens » de la saison 2015-2016, Sotheby’s nous propose ce chef d’œuvre du XVIIIe siècle : A Dutch girl at breakfast de Jean-Etienne Liotard (1702-1789). Ce peintre Suisse, méconnu du grand public, pourtant célèbre à son époque, bénéficiait de commandes prestigieuses dans les plus grandes cours européennes que ce soit en Italie, Autriche, Angleterre ou Hollande. Réputé pour ses pastels, Liotard demeure principalement un peintre de portraits, ce qui lui permettait une rentrée d’argent facile et régulière. Le Portrait de Mademoiselle Louise Jacquet en est l’exemple le plus probant. Ce pastel attribué par la maison de vente 1 500 000€ en 2012 confirme le succès de cet artiste auprès du public international. Jean-Etienne Liotard se démarque également par sa technique délicate dans l’exécution de scènes de vie intimiste pour notre plus grand plaisir. C’est précisément cet aspect qui va nous intéresser aujourd’hui.
{Eklektike} : Pour un non initié (comme nous) cette peinture semble plutôt « anodine». Pourquoi est-t-elle si importante ?
{Alexis Ozouf} : La jeune fille au petit déjeuner est une œuvre importante dans la manière de Liotard car elle s’inscrit dans une série révélant chez l’artiste une grande maîtrise de compositions intérieures d’influences flamande et hollandaise. Influences d’autant plus palpables que Liotard compose ce tableau en 1755-1756 dès son arrivée en Hollande. Observez ce tableau et pensez à Van Ostade (1610-1685) pour les connaisseurs ou au fameux Vermeer (1632-1675). Ne voyez-vous pas quelques ressemblances ?
{Eklektike} : Avec tes yeux de spécialiste, peux-tu nous d’écrire le tableau ?
{Alexis Ozouf} : Le peintre genevois présente ici une jeune fille probablement issue de la petite bourgeoisie, assise sur une chaise et se servant un café dans une tasse en porcelaine. La scène se déroule dans un intérieur plutôt modeste composé d’un buffet deux-corps en bois massif, d’une table tripode sur lequel repose une délicate nature morte, d’un chauffe pied en bas à droite et d’un tableau en partie coupé sur le mur du fond représentant la nef d’une église et renforçant ainsi la sensation de silence qui émane de la toile. Ce détail religieux permet à l’artiste de créer une scène de genre empreinte de moralité et de spiritualité très discrète. Il ne faut pas oublier que nous sommes au milieu du XVIIIe siècle. L’agencement des formes, paisible et équilibré, oscille entre la verticalité du mobilier et la souplesse des lignes du drapé de la robe, des ombres ou du plateau circulaire de la table. Enfin, les couleurs principalement chaudes sont un rappel au confort d’une dégustation chez soi.
{Eklektike} : Il va falloir nous éclairer ou augmenter la luminosité du tableau car on ne voit pas les couleurs chaudes dont tu parles.
{Alexis Ozouf} : Les tonalités de jaune et de brun sur l’ensemble du décor détonnent avec la couleur froide et bleutée du plateau de la table.
{Eklektike} : Pourquoi la couleur bleu dans ce cas ?
{Alexis Ozouf} : La composition d’un tableau ne se fait pas uniquement par les lignes de forces qui le traversent mais également par l’agencement des couleurs. Ce bleu que vous apercevez sur la table permet simplement à Liotard de mettre en exergue ce que l’on peut appeler un « morceau » de nature morte au cœur d’une scène figurative.
{Eklektike} : De quelle nature morte parles-tu? une nature morte, ce n’est pas des fruits dans un panier ? Comment définis-tu une nature morte ?
{Alexis Ozouf} : Oui, ce sont des fruits dans des paniers, des fleurs dans un vase, du gibier sur un entablement… Bref, une peinture qui se caractérise par l’absence de l’homme et où la nature, savamment organisée, permet aux peintres de jouer avec les couleurs et la composition. Ici, la perspective est volontairement déformée lorsqu’on observe attentivement le dessus de la table. Il donne ainsi de l’importance au service à café et souligne le sujet de son tableau : un petit déjeuner.
{Eklektike} : C’est technique !
{Alexis Ozouf} : Peindre les reflets, les différentes matières comme la porcelaine ou le bronze et rendre compte au pinceau de ces matières est très difficile. Il n’utilisait pas Photoshop à l’époque !
{Eklektike} : Chaque détail semble important finalement, et le ruban, une explication ?
{Alexis Ozouf} : En effet le ruban est intéressant. Dispensable et anodin, cet objet accentue la profondeur tout en mettant en valeur cette partie précise du tableau où se situe le service. C’est une pure convention artistique (un topos plastique utilisé par les peintres pour suggérer le réalisme) que l’on retrouve dans pratiquement toutes les natures mortes qu’elles soient, ou non, le principal sujet de la peinture. Il rend ainsi hommage à ces prédécesseurs de l’école nordique qui sont pour lui une grande source d’inspiration.
{Eklektike} : Que dire de la jeune fille ?
{Alexis Ozouf} : Liotard nous démontre toutes ses qualités techniques tout comme sa grande sensibilité dans la réalisation du visage de la jeune fille au regard baissé et concentré sur ses gestes. Cette peinture est au croisement du portrait anonyme et de la scène de genre. C’est très décoratif si vous avez l’appartement qui va avec !
{Eklektike} : Les collectionneurs et amateurs du monde entier admirent Jean-Etienne Liotard et maintenant vous comprenez en partie pourquoi. Estimée entre 5 000 000 et 7 000 000€, cette œuvre majeure dans la carrière du peintre a été mise en vente le 6 juillet et adjugée 5 100 000€.
Clara et Alexis
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