Pour la première fois en France, Paris accueillera le 1er octobre prochain un tout nouveau musée intégralement consacré à l’art urbain : Art 42. Au cœur des locaux de 42, école informatique fondée en 2013 par l’homme d’affaire Xavier Niel, un espace d’exposition permanent abritera les œuvres street art du collectionneur passionné Nicolas Laugero Lasserre. Un projet associatif audacieux et antinomique, l’aboutissement de 10 ans de collection proposé gratuitement au public. À un mois de l’ouverture, lumière sur cet événement incontournable.
Un espace hybride
4000 m² de surface d’exposition, 150 œuvres majeures de grands formats signées par près de 50 artistes dans un lieu unique et atypique. Les chiffres font rêver et donnent le tournis. Pourtant, l’installation de cet «anti-musée», selon les termes de Nicolas Laugero Lasserre, dans les couloirs d’une «anti-école» dédiée à l’informatique peut prêter à sourire tellement les deux univers semblent opposés. Ouverte 24h/24 et 7j/7, 42 est une école 2.0 sans cours magistraux, sans professeurs, dans laquelle les étudiants en totale autonomie travaillent sur la réalisation de projets. L’initiative d’installer Art 42 dans cet espace hybride est brillante. Elle revient au collectionneur car selon lui un art non académique se doit d’être exposé dans un lieu tout aussi peu conventionnel.
« Pourtant à rebours de l’idée même de musée, de par sa nature et son architecture, 42 offre à l’art urbain une vitrine majeure. Ce lieu, témoin quotidien des nombreux passages et du rythme des élèves, évoque indubitablement la rue » – extrait du communiqué de presse.
Au programme, une collection impressionnante représentant tous les plus grands street-artists du monde : Banksy, Invader, Ernest Pignon-Ernest, Jérôme Mesnager, Shepard Fairey, Bault et bien d’autres encore. À cet espace intérieur s’ajoute la volonté de développer le street art en dehors des murs au sein du quartier de la Porte de Clichy, à proximité du musée. L’idée est de contribuer à la mixité sociale dans ce quartier en pleine mutation en y développant l’art.
À l’occasion de l’ouverture prévue pour la Nuit Blanche 2016, nous avons discuté avec le principal intéressé à l’initiative de ce projet hors-norme :
Eklektike : Quelles sont les raisons qui vous ont poussées à créer ce projet ?
Nicolas Laugero Lasserre : Depuis une dizaine d’années, je me passionne pour le street art. Au départ je n’étais pas collectionneur, mais dès que j’ai pu acheter des œuvres, j’ai foncé ! Depuis, je me crée une collection personnelle. Elle a pris de l’ampleur et j’ai commencé à la partager à l’occasion d’expositions temporaires. Mais il me manquait quelque chose. Je savais l’école 42 très prometteuse et le concept m’intéressait fortement. C’est pourquoi j’ai émis l’idée d’une exposition dans les couloirs de l’école aux fondateurs. Ils ont immédiatement accroché. La deuxième raison demeure simple : j’étais fatigué de devoir organiser des dizaines d’expositions par an, cela demande beaucoup de temps alors j’ai voulu poser mes valises dans un lieu original et authentique.
Eklektike : Pourquoi vouloir créer un projet aussi important ?
NLL : Car le street art doit trouver sa place dans la société. Il se démocratise de plus en plus mais aucun lieu ne lui est pleinement consacré. Il y aura 50 artistes représentant quasiment tous les pays du monde et pas moins de 150 œuvres ! Avec l’équipe, nous tenions à exposer des œuvres d’atelier, très peu connues. C’est en cela que l’exposition reste importante. Grâce aux nombreuses œuvres présentes, il est possible d’exploiter les 4000 m² mis à disposition, de faire vivre le lieu et surtout de dévoiler cet art au public. On attend beaucoup de personnes et l’on espère que cela plaira…
Eklektike : Qui vous accompagne sur ce projet ?
NLL : Bien sûr, les fondateurs de l’école 42 me soutiennent et me laissent carte blanche. Il faut également souligner le travail des quatre commissaires présents sur l’exposition. C’est grâce à eux que le projet a pu voir le jour, Lorraine Alexandre, Clémentine Arquis, Cyprien Meslay et Alisa Phommahaxay. Ils seront les guides lors des visites, accompagnés d’étudiants de l’école. Ensemble, ils vont pouvoir expliquer le travail des artistes tels que JR, Blu ou encore Bault. Je suis ravi de cette équipe !
Eklektike : Quel est le message que vous souhaitez transmettre ?
NLL : Expliquer que ce lieu n’est pas un musée à proprement parler, voilà le but principal. Il se veut d’ailleurs l’inverse. Ici, pas de règles, pas de code. C’est une provocation de notre part, montrer la rue dans un espace clôs. Comme le street art n’apparaît pas comme conventionnel, pourquoi créer un musée qui le soit ? De plus, on ignore souvent que le travail de rue commence en atelier, c’est pourquoi il faut aussi montrer ces œuvres-là. Grâce aux photos, aux diaporamas et aux travaux directement réalisés dans la galerie, nous voulons montrer que cet art s’admire partout et qu’il existe, par définition, dans un lieu gratuit et accessible à tous.
Eklektike : À quoi doit-on s’attendre le 1er octobre prochain ?
NLL : Il y aura pas mal de surprises au programme pour cette Nuit Blanche (on ne peut pas en dire plus… !) mais ce qui sera remarquable, c’est le nouveau projet que l’on vient de monter : j’ai fait appel à trois photographes pour immortaliser les plus beaux murs de street art aux quatre coins du globe. Pour l’occasion, un mur de 4 mètres par 2 compilera ces jolies photos et le résultat devrait être impressionnant.
Eklektike : Et la suite alors ?
NLL : Le public pourra donc venir voir les œuvres les mardis en nocturne et les samedis en journée. Le but étant vraiment de suivre par petits groupes les experts qui expliqueront, de manière synthétique le travail des artistes. Il y aura deux formats de visite : une d’environ 3/4 d’heures assez succincte et une plus approfondie, plus classique. Voilà comment nous avons conçu l’exposition et nous espérons que ces formules fonctionneront.
Un musée entre tradition et innovation
Après le MIMA à Bruxelles et un projet similaire à Berlin prévu en 2017, les capitales européennes commencent à entrevoir le succès grandissant du street art dans la culture commune. L’ouverture d’Art 42 s’inscrit de fait dans cette lignée en reflétant l’engouement populaire et la place de choix qu’offre Paris à l’art urbain.
En exposant les œuvres d’atelier ainsi que les travaux préparatoires de certains artistes, la vocation muséale d’Art 42 s’affirme pleinement. Car dévoiler le processus de création permet d’engager la réflexion sur les choix esthétiques et les motivations de l’art urbain par essence militant ou contestataire.
Mais qui dit innovation dit tâtonnement et observations à court et long terme. En effet, certaines questions se posent d’emblée. Le musée se verra-t-il enrichir ses collections au fil du temps ou s’agit-il d’une collection figée ? Pourrait-on voir à l’avenir une politique de prêt entre les différents musées du street art européens ou mondiaux ? Des expositions temporaires organisées autour de thèmes variés sont-elles envisageables ? De plus, on peut s’étonner des horaires d’ouverture restrictifs du futur musée puisqu’il sera possible de suivre des visites guidées seulement les mardis de 19h à 21h en nocturne et les samedis de 11h à 15h. Lieu hybride oblige, le public ne pourra découvrir le musée qu’en présence des commissaires d’expositions ou des étudiants de l’école 42, pas de visites libres donc.
Le paradoxe : art urbain et musée
Est-il légitime d’être sceptique ou réfractaire à l’idée d’enfermer l’art urbain entre les murs d’un musée ou d’un «anti-musée» ? La réponse est complexe. Aujourd’hui, difficile d’affirmer quoique ce soit car nous sommes contemporains des événements. Le peu de recul incite davantage à réfléchir sur la pratique et le devenir de cet art.
Voici cependant 5 pistes de réflexion à débattre :
– Le street art a besoin du musée pour être davantage pris au sérieux et pour assurer sa pérennité, et non l’inverse. Le musée, en tant qu’institution culturelle de référence, a pour vocation de conserver, étudier et transmettre l’art pour les futures générations. Ces aspects paraissent contradictoires pour un mouvement artistique qui se veut initialement éphémère et en dehors des codes.
– Les musées traditionnels n’ont pas rejeté le street art comme peuvent le prétendre certains intervenants du milieu, c’est au contraire l’art urbain qui, parce qu’il est justement issu de la rue, s’est construit autour du rejet des institutions. La pratique longtemps restée subversive du graffiti, collage, sticker et pochoir en extérieur est l’essence même de cet art. Il s’agit de son identité et sa force expressive.
– La « mise en cage » de l’art urbain observée ces dernières années est la conséquence d’une volonté consumériste de posséder ce type d’oeuvre. Qui aurait songé, il y a 20 ans, accrocher sur une cimaise un tag ou un graffiti dans son salon ? Qui aurait pu imaginer que des villes organiseraient la protection des œuvres à l’aide de barrières et de grillages afin d’empêcher des gens malhonnêtes de les déloger pour les revendre ? De même que la démocratisation paradoxale de la pratique en atelier, c’est à dire du « street art sur toile », est un corollaire de l’immense succès du mouvement.
– Un musée pour démocratiser le street art ? Vraiment ? C’est oublier que des millions de citadins du monde entier croisent chaque jours ces œuvres en se baladant simplement dans la rue. Que ce soit à Londres, Paris, New York ou Berlin, elles connaissent un succès incroyables sur les réseaux sociaux où celles-ci sont massivement partagées. L’art urbain n’est plus si underground qu’on le pense. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les résultats sur le marché de l’art, la dépénalisation de la pratique ou la volonté de l’institutionnaliser de plus en plus forte.
– La grande popularité de l’art urbain coïncide-t-elle avec le retour de la figuration dans l’art contemporain ? En proposant des œuvres immédiatement compréhensibles pour le public et en délivrant parfois des messages forts, l’art urbain supplante de plus en plus l’art conceptuel caractéristique de ces 50 dernières années. Oscillant entre un esthétisme figuratif novateur et message politique, le street art renoue en quelque sorte avec les traditions artistiques anciennes. Seul le médium (son support) le distingue encore d’un académisme classique en investissant les murs de nos villes.
Alexis Ozouf
Interview : Julie Bonnefoi
S’y rendre :
École 42
96 Boulevard Bessières
75017 Paris 17
Métro Porte de Clichy
Tarif :
Gratuit